vendredi 10 décembre 2010

II. Analyse des procès du sang contaminé.

La nouvelle inculpation des deux responsables du CNTS bouleverse de nombreuses personnalités juridiques qui perçoivent, en l’espèce, une dangereuse atteinte à l’autorité de la chose jugée et au principe selon lequel on ne doit pas juger les mêmes personnes deux fois pour les mêmes faits. On assiste à un crescendo, tant par l’aggravation de la qualification des faits que par le nombre impressionnant de personnes mises en examen en l’absence de toute expertise judiciaire globale dans cette affaire – des médecins et des conseillers ministériels.
Lors du premier procès, il a été évoqué l’action personnelle des trois ministres. Une première plainte déposée par des avocats des parties civiles aboutit à une ordonnance d’incompétence du juge d’instruction car, à cette époque, la mise en accusation d’un ministre était de la compétence exclusive du parlement. Une seconde plainte déposée auprès du bureau de l’assemblée nationale est rejetée pour vice de procédure : Impasse. Afin d’en sortir, le principal intéressé, l’ancien Premier ministre, Laurent Fabius, propose d’être jugé par un jury d’honneur composé de personnes indépendantes. Intervient le Président de la République, François Mitterrand, inquiet de la tournure des évènements : Il critique les députés socialistes majoritaires pour leur peu d’empressement à mettre en accusation les ministres concernés et suggère le rapprochement de la procédure de la Haute cour de justice de celle du Droit commun. Proposition différente de celle de l’ancien Premier ministre qui suggère la création d’une commission parlementaire devant laquelle il pourrait s’expliquer ou une réforme constitutionnelle permettant au Droit commun de s’appliquer aux ministres pour des faits relevant de l’exercice de leurs fonctions. L’intervention du président permet de relancer la procédure de la haute cour. Mais l’instruction s’arrête rapidement pour cause de prescription. L’idée présidentielle d’une réforme de la Haute cour débouche sur l’instauration en 1993 de la cour de justice de la République en lieu et place de la Haute cour pour juger les membres du gouvernement pénalement responsables, et eux seuls. Cette juridiction ne peut-être saisie que par le biais d’une plainte soumise à une commission des requêtes, organe chargé de filtrer les actions à l’encontre des ministres. Elle est exceptionnelle, mais dans le cas de l’affaire du sang contaminé, on accepte une rétroactivité pour permettre de régler ce cas, déjà soumis à une autre juridiction, la défunte Haute cour.
La commission d’instruction de la cour de justice re-qualifie les faits reprochés aux ministres : ils sont poursuivis pour complicité d’empoisonnement. Le procureur général requiert un non-lieu.
Le juge du second procès des dirigeants du CNTS transmet à la commission d’instruction des documents relatifs à l’action des conseillers ministériels. Cette chambre décide alors de poursuivre les investigations et reprend la qualification initiale de « crime de complicité d’administration de substances nuisible à la santé. » Il est à nouveau requis un non-lieu pour les trois responsables politiques.
La commission d’instruction s’oppose au procureur général, en renvoyant les trois ministres en cause devant la cour de justice à qui il est reproché une lenteur fautive dans les prises de décisions, concernant en 1985 la mise en œuvre du dépistage systématique des donneurs de sang à l’égard du HIV, la surveillance des circulaires antérieures, incitant les centres de transfusion à une exclusion des donneurs à risque et à un arrêt des collectes dans les lieux à risque, comme les prisons ou même, certains quartiers des grandes villes(?!). Cette commission d’instruction est toutefois obligée de retenir la qualification d’homicide involontaire et d’atteintes involontaires à l’intégrité d’autrui.
Dans leurs différentes plaintes, les victimes invoquent l’instauration tardive du dépistage, la distribution de produits sanguins dont les responsables politiques ne pouvaient ignorer la contamination, l’absence de toute initiative pour ordonner le retrait de ces produits et leur substitution par des produits chauffés.
L’urgence sanitaire n’a pas été suffisamment prise en compte au niveau administratif et financier. La question est de savoir si cette sous-évaluation est constitutive d’une faute pénale. Certains affirment que l’état des connaissances n’a pas changé depuis 1984. D’autres soulignent l’incertitude des connaissances de l’époque. Cette opposition se retrouve au niveau des magistrats de la cour de justice – commission d’instruction et procureur général. De ce désaccord découle des appréciations différentes de la date ou des dates à partir desquelles la responsabilité des ministres pouvait être engagée sur tel ou tel point de l’affaire. D’un côté, on parle d’hésitations coupables, attribuées à des arrières-pensées marchandes qui engagent la responsabilité des ministres. De l’autre, on parle de « diligences normales » chez des responsables consciencieux et probes.
Dans le cas de l’inactivation du virus par le chauffage, la commission d’instruction considère que les scientifiques savaient tout ce qu’il fallait savoir dès la fin 1983 ou au plus tard en août 1984. Le procureur général estime que les informations fiables sur l’innocuité des produits chauffés ont été réunies par les experts, et connues par eux seulement, lors du congrès d’Atlanta en avril 85. Il estime que c’est seulement à partir de mai 85 que la nécessité de chauffer les produits sanguins doit être admise pour les ministres. Mais compte tenu de ses inconvénients, cette technique sera finalement abandonnée pour une autre technique : celle des produits dits «immuno-purifiés». La thèse de la commission d’instruction s’effondre alors en grande partie. Il n’est pas étonnant qu’elle invoque, en l’absence de certitude scientifique, le principe de précaution.
Pour les accusés, une connaissance scientifique est certaine lorsqu’une hypothèse a été vérifiée, validée et reproductible. Leurs critères d’appréciation sont purement scientifiques.
Pour les accusateurs, c’est une grave erreur d’attendre la preuve d’une certitude scientifique pour agir administrativement ou politiquement. Selon eux le doute scientifique n’interdit pas de prendre des mesures préventives si l’on connaît l’existence de risques certains. C’est le principe de précaution dont la reconnaissance est aujourd’hui générale, du domaine de la santé à celui de l’environnement ou de l’alimentation.
Le principe de précaution dans son aspect réglementaire, loi du 2 février 1995, dispose que «  l’absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économique acceptable. » Ce n’est pas une invitation à l’abstention. Il implique que des mesures proportionnées soient prises pour évaluer, réduire les risques induits par le « développement » du progrès, et faire en sorte que le risque résiduel soit considéré comme acceptable au regard des bénéfices escomptés. Le risque zéro n’existant pas.
Dans le cas de l’ESB, l’encéphalopathie spongiforme bovine ou maladie de la vache folle, et aux risques de transmission à l’homme par voie sanguine, l’application du principe de précaution stricto sensu aurait été d’exclure du don du sang tous les consommateurs de viande bovine. La solution à minima, sans conséquence pour la disponibilité de produits sanguins sur le marché, et au bénéfice politique, a été, en France, d’exclure du don les personnes ayant séjournées dans les îles britanniques au moins un an entre 1980 et 1986. L’ESB, appelée aussi maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’homme, trouve son origine dans l'utilisation pour l'alimentation des bovins de farines animales, obtenues à partir de lots non consommés des carcasses bovines et de cadavres d'animaux.
Lors du second procès de l’affaire du sang contaminé, les ministres invoquent leur ignorance des faits avec pour conséquence de ne pas avoir pu prendre les décisions qui s’imposaient. Cela soulève des problèmes : L’expertise due au caractère technique des problèmes posés, la transmission de l’information, les questions médicales sont tellement techniques qu’elles ne peuvent être tranchées que par des scientifiques, pour ensuite être traduites en langage administratif pour décision.
Le point de vue adverse soutient que le rôle d’un ministre est de s’informer, de comprendre et de décider : Que les informations relatives à la question du chauffage étaient parues dans la presse et donc connues de tous !
En invoquant l’absence ou l’insuffisance des informations qui leur auraient été transmises, les ministres se déchargent de leurs responsabilités sur leurs collaborateurs directs, leurs conseillers ou sur les fonctionnaires de leur administration centrale. Cela pose la question de l’exonération de responsabilité pénale pour fait d’autrui. Il y a sur cette question une divergence profonde entre le procureur général et la commission d’instruction.
Pour le procureur général, il faut prendre en considération le comportement du ministre, sa relation avec ses collaborateurs, une information altérée du fait de l’action « parasite » du CNTS.
Pour la commission d’instruction, les ministres étaient correctement informés et ne sauraient être exonérés de responsabilités résultantes de leurs rapports avec les médecins, et de leurs rapports avec leurs propres collaborateurs.
Selon l’accusation, le protectionnisme et le mercantilisme d’Etat seraient les causes principales des retards dans la décision de généraliser les tests de dépistage, et indirectement dans celles concernant le chauffage des produits sanguins. Elle insinue qu’il y aurait eu connivence entre le cabinet du Premier ministre et la direction de Diagnostic Pasteur.
Pour le procureur général, le retard est dû à plusieurs facteurs, notamment des considérations d’ordre budgétaire, la prise en compte de l’opinion publique, la nécessité de disposer de techniques fiables. Il balaye l’argument du lobbying : la société concurrente Abbott utilise des méthodes autrement plus critiquables (bluff, dumping… ) que celles de Pasteur.
La question de la criminalisation de la responsabilité des ministres est constamment occultée.
Sous la IIIème République, la Haute cour était un instrument de protection politique de l’Etat contre ceux qui pouvaient menacer les institutions. C’était un corps judiciaire placé au-dessus des tribunaux ordinaires, composé de magistrats judiciaires, même si le parlement avait, seul, le pouvoir de la mise en accusation. L’affaire du sang contaminé ne relève pas de la justice politique, pour laquelle la Haute cour était compétente, les institutions ne sont pas menacées, il n’y a pas de crime de « lèse-majesté » ou de «lèse-nation». La cour de Justice rompt avec cette tradition, les responsables politiques sont soumis au Droit commun, sa procédure est soumise aux règles pénales. L’introduction de recours contre les décisions prises par ses instances est contraire à la Justice politique. La solution qui s’est imposée est celle du Droit commun, sans que l’on ait délimité, ni explicité le périmètre de ces «crimes et délits». Ceci a pour conséquence que les ministres sont pénalement responsables pour tous les crimes et délits visés par le code pénal. Ils le sont également pour tous ceux auquel renvoie le code pénal.
En substituant, dans l’affaire du sang contaminé, la responsabilité pénale à la responsabilité politique, l’irresponsabilité politique a été institutionnalisée.
Des juristes invoquent l’impossibilité, dans ces conditions, de contrôler politiquement des ministres. C’est la justification pragmatique d’une substitution d’une responsabilité pénale à leur responsabilité politique. En effet il existe, selon eux, un puissant antagonisme entre ces deux responsabilités. Ils constatent, par ailleurs, que la responsabilité politique a, de facto, disparu de notre horizon institutionnel car plus aucun responsable politique ne démissionne quand il est désavoué.
À l'inverse, un autre point de vue fait la constatation que le blocage intervenu, lors de la mise en accusation des ministres au parlement, ne soit fondé ni sur l’équité, ni sur une quelconque jurisprudence de 1963. Mais sur l’impossibilité pratique de mettre en œuvre une certaine forme de responsabilité politique.
Les faits sont découverts alors que les gouvernants accusés n’étaient plus en place.
La responsabilité pénale se caractérise par une détermination formelle des fautes que les ministres ne doivent pas commettre. La responsabilité politique est caractérisée par une indétermination des fautes ou des erreurs politiques qui peuvent faire l’objet de sanctions. Peine pour la sanction pénale et destitution pour la sanction politique.
Le danger vient de ce que le juge est conduit à recourir à des catégories pénales inadaptées dans sa prise en compte de l’action politique. La responsabilité pénale cesse alors d’être une responsabilité personnelle pour devenir une responsabilité pour fait d’autrui. Elle n’est donc plus régie par le principe très strict de qualification pénale.
L’organisation d’un ministère ou d’un gouvernement implique un travail de nature collective. On ne peut isoler une part de responsabilité individuelle, sauf à admettre une présomption de responsabilité pénale du ministre pour fait d’autrui. L’enquête du ministère public nous apprend que le ministre exerce une double fonction, à la fois politique et administrative. Il en résulte des conséquences pratiques importantes : l’existence de larges délégations à ses collaborateurs pour gérer les dossiers. Le ministre a un besoin impératif de se baser sur son administration centrale, auxiliaire technique, et son cabinet, auxiliaire politique. La dépendance du ministère vis-à-vis de son administration est d’autant plus forte que le problème est technique. De la prééminence du cabinet sur les directions, il découle une tension entre ces deux auxiliaires du ministre. Ainsi, de l’organisation du ministère et des liens habituels entre le ministre et son cabinet, la juridiction d’instruction induit que ce dernier est réellement informé, sans en avoir la preuve expresse. Le modèle de la responsabilité politique, transposé à la responsabilité criminelle, est devenu ici une responsabilité pour fait d’autrui. Or, le système français sépare, de manière, étanche, les deux ordres juridictionnels : l’ordre administratif et l’ordre judiciaire. Le choc, entre ces deux cultures, devient plus frontal quand les magistrats de l’ordre judiciaire s’estiment compétents, au sens juridique, pour juger de la compétence, au sens technique, des ministres, conseillers ministériels et directeurs de l’administration centrale.
Il est reproché au secrétaire d’Etat à la Santé, les non-application des circulaires de la DGS sur l’absence de sélection des donneurs de sang. Celle-ci serait constitutive d’une faute de négligence de sa part. Le directeur d’un centre régional de transfusion sanguine est plus explicite devant la commission d’enquête de l’assemblée nationale : « Les circulaires ministérielles sont mal rédigées (…)inapplicables, on a tendance à considérer que si le sujet était vraiment très important, il y aurait un décret (…) la circulaire sert d’abord de garde-fou à celui qui l’a écrite. »
La commission d’instruction affirme qu’une lenteur aurait présidé à la mise en œuvre de la décision du Premier ministre sur le dépistage obligatoire. Selon elle, le délai de cinq semaines qui s’écoule entre la décision politique et la signature des arrêtés ministériels révèlerait un retard  et des «atermoiements coupables». Or, une décision gouvernementale prise à la suite d’une procédure interministérielle prend normalement des mois pour aboutir. À cet égard, le délai de cinq semaine témoigne que la décision a été considérée comme urgente.

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