mardi 7 décembre 2010

I. Analyse des procès du sang contaminé.

En mai 1985, lors d’une réunion du Centre National de Transfusion Sanguine qu’il préside, le docteur Garetta déclare : « Le calcul statistique démontre malheureusement que tous nos pools (de sang ) sont actuellement contaminés… C’est aux autorités de tutelle de prendre leur responsabilité et éventuellement nous interdire de céder des produits, avec les conséquences financières que cela représente. »
L’interdiction ne viendra jamais.
En août 1986, le rapport du CNTS affirme qu’un hémophile sur deux a été contaminé. Un certain nombre de points ont été négligé pour des raisons financières.
En 1991, l’affaire du sang contaminé commence par la publication d’un article de presse d’Anne-marie Casteret dans L’événement du jeudi : « Les responsables de la transfusion sanguine française auraient sciemment permis la contamination d’hémophiles par le virus du sida en laissant se distribuer à leur intention des produits sanguins infectés. » Dans son article, apparaissent le compte rendu de la réunion de mai 85 et les propos tenus par le docteur Garetta.
De par son caractère de service public, la transfusion sanguine relève de l’autorité de l’Etat. Le premier centre de transfusion sanguine a été crée en France en 1923, suite à l’utilisation thérapeutique du sang à l’occasion de la première guerre mondiale. Selon la loi du 21 juillet 1952, le sang et ses dérivés ne doivent pas être considérés comme des médicaments et ne constituent pas un bien de commerce, comme étant issu du corps humain.
Les centres de transfusion n’ont pas tous les mêmes statuts juridiques. Certains sont des associations loi 1901. D’autres sont rattachés à des centres hospitaliers publics. Certains établissements mettent en œuvre la technique du fractionnement qui consiste à fractionner le sang en deux parties : les dérivés labiles – globules rouges et blancs – de faible conservation, et les dérivés stables – plasma – de longue conservation. Le CNTS était le principal centre de fractionnement et donc le principal vendeur de produits dérivés. Il tendait à être une puissance industrielle.
On peut noter que si le choix s’était porté, dès 1923, sur le plasma de Quinton, eau de mer océanique filtrée, remplaçant admirablement le sang et les produits sanguins, la suite des évènements et des épidémies aurait été autre.
Le secrétariat d’Etat à la Santé gère la santé publique et à ce titre, exerce une tutelle sur le CNTS. Il dépend, lui-même, du ministère des Affaires Sociales, responsable du financement, qui fixe par arrêté le prix de cession des produits sanguins. Par ce biais, le ministère décide des recettes des centres de transfusion sanguine qui, bien que juridiquement autonomes, sont de facto dépendants de l’Etat.
En 1983-1985, la France est fière de son système transfusionnel. Elle assure totalement ses besoins en sang. Autosuffisance complète. La transfusion sanguine nationale s’appuie sur un réseau d’organisations de donneurs bénévoles, militants d’une cause sacrée qui recrutent et fidélisent les donneurs par villages, quartiers, entreprises, familles, souvent pour toute une vie. Donneurs judéo-chrétiens ou laïcs altruistes à qui l’on remet des médailles. Des collectes de sang sont organisées pendant de nombreuses années dans nos prisons. Les plus hautes autorités pénitentiaires encouragent cette pratique jusqu’en 1984, comme moyen d’ « ouverture » vers le monde des personnes incarcérées ; le don du sang étant conçu comme un « acte de réinsertion sociale », un acte de réinsertion moral.
Par ailleurs, l’équilibre budgétaire des centres de transfusion sanguine français est fondé sur la seule équation d’une logique marchande entre leurs dépenses de fonctionnement et d’investissement et les recettes apportées par la cession des produits sanguins qu’ils fabriquent.
En 1983, l’équipe du professeur Montagnier identifie un nouveau rétrovirus. Cette paternité contestée par le professeur américain Gallo, au cours d’une longue et pénible bataille de brevets, finira d’un côté par un prix Nobel en 2008 pour l’équipe française, et de l’autre le prix Dan David pour le professeur Gallo. Beaucoup d’autres chercheurs ont été mis sur la touche.
Les groupes à risques reconnus par le monde médical, touchés et transmetteurs, sont les homosexuels, les héroïnomanes, les Haïtiens, et les hémophiles. Les 4 H.
Suite à des informations communiquées par le CNTS, La Direction Générale de la Santé rédige une note importante mentionnant l’identification de groupes à risque (homosexuels, bisexuels.) En juin 1983, le professeur Jacques Roux demande l’arrêt des prélèvements de sang en prison. Les médecins considèrent cette note comme une ingérence de l’Etat dans leur conduite professionnelle. Des réactions hostiles en provenance de certains milieux homosexuels éclatent. La presse de l’époque reflète une préoccupation de lutte contre les pratiques discriminatoires. L’insuffisante sélection des donneurs va propulser le dépistage comme dernier rempart à la contamination accidentelle.
En janvier 1984, la directrice générale de l’administration pénitentiaire, demande a contrario l’augmentation des prélèvements de sang en prison.
Une bataille va opposer la firme américaine ABOTT, liée au pr. Gallo, à la firme française DIAGNOSTIC PASTEUR du pr. Montagnier. Dès février 1985, la société américaine dépose une demande d’agrément pour un test de dépistage du Sida. Les autorités françaises sont surprises de la rapidité avec laquelle est accordée l’autorisation de mise sur le marché américain de ce test dès le début mars. Le CNTS décide la mise en place d’un comité d’évaluation des différentes trousses de diagnostics disponibles. Entre-temps, alerté par la société Diagnostic Pasteur d’un risque d’enregistrement du test américain en France, le cabinet du Premier ministre se mobilise et demande que le dossier soit régenté par « une gestion astucieuse du calendrier. »
Une réunion interministérielle est organisée le 9 mai. Présidée par François Gros, ancien directeur de Pasteur, il demande que l’enregistrement du test ABBOTT soit « retenu quelque temps. » Laurent Fabius assurera qu’il n’a jamais été tenu au courant de ce problème spécifique, le compte rendu de la réunion qu’il reçoit le 13 mai, ne fait aucune mention de ce débat. « Qui est intervenu entre temps, pour que le conflit Abbott-Pasteur devienne la question numéro un ? » Laurent Fabius répond : « Je n’ai jamais donné d’instruction dans ce sens…J’ignorais même le processus d’enregistrement des tests. »
12 mars 1985, Jean-Baptiste Brunet, médecin épidémiologiste au ministère de la Santé, remet à Jacques Roux une note pour le moins alarmante. Les premières enquêtes ponctuelles effectuées avec les tests de dépistage expérimentaux montrent que, dans certains centres parisiens, 6 donneurs de sang sur 1 000 seraient séropositifs. L'infection se révèle très contagieuse par voie transfusionnelle: un donneur atteint du sida a contaminé 7 personnes, dont 2 sont déjà malades. Un autre donneur, encore en bonne santé mais séropositif, a contaminé 11 receveurs. «La transfusion est un mode de transmission efficace de l'infection par le virus» écrit Jean-Baptiste Brunet : «Si ces enquêtes sont représentatives de la région parisienne, alors tous les produits sanguins préparés à partir de pools de donneurs parisiens sont actuellement contaminés.» Autrement dit, si un transfusé parisien court environ 1 risque sur 200 de recevoir une poche de sang contaminé, pour les hémophiles, le risque est quasi systématique, puisque les concentrés qui leur sont distribués semblent tous infectés.
25 avril 1985, le directeur du Laboratoire National de la Santé, Robert Netter s'affole: «Il ne me paraît pas possible, dans les circonstances actuelles, de surseoir plus longtemps à l'enregistrement des tests Abbott sans risquer un recours en Conseil d'Etat pour abus de pouvoir» écrit-il à Edmond Hervé, secrétaire d'Etat à la Santé. Pourquoi donc empêche-t-on Robert Netter d'agréer le test américain mis au point par Robert Gallo et en vente libre aux Etats-Unis depuis le 2 mars? Pasteur-production est en retard. Son directeur, Jacques Weber, ne cesse de demander des délais afin de pouvoir rivaliser avec Abbott et de s'installer sur le marché français. Par ailleurs, la guerre des brevets n'est pas terminée. Si Pasteur n'obtient pas l'antériorité de la découverte et la fabrication des tests, le manque à gagner financier sera conséquent.
« Précision et rapidité». La procédure se faisait « essentiellement par notes». « Tout ce qui m’arrivait était traité dans la journée » précise le Premier ministre. La première alerte sur le problème du dépistage parvient au Premier ministre le 29 avril 1985 sous la forme d’une note que lui soumet Jacques Biot, conseiller technique, chargé de l’industrie, de la technologie et des techniques de communications : « On ne résistera pas à la pression d’un dépistage systématique… Si le programme est lancé délibérément et bien coordonné…Pasteur peut prendre une très large fraction du marché national et, grâce à cette référence, rebondir à l’export. » Mieux vaut donc « organiser les marchés entre Pasteur et les centres de transfusions sanguines par une gestion astucieuse du calendrier. » Avant de soumettre cette note au Premier ministre, Louis Schweitzer, son directeur de cabinet, l’annote : « 1/ le choix me paraît incontestable, mais, 2/ je suis convaincu qu’il ne faut pas dépenser 200 à 400 millions de francs par an sur ce sujet. » Le Premier ministre répondra : « J’y suis favorable. » Avec cette précision : « Préparez discrètement les choses en ce sens, en laissant la décision ouverte. »
9 mai 1985. Réunion interministérielle au cabinet du Premier ministre. Elle est présidée par François Gros, conseiller scientifique de Laurent Fabius et ancien directeur de l'Institut Pasteur. Faut-il, oui ou non, instaurer le dépistage obligatoire pour tous les dons du sang? Chargé de défendre les intérêts de la santé publique, Claude Weisselberg, conseiller d'Edmond Hervé, tient des propos pour le moins surprenants: «Les cas de sida transfusionnel sont somme toute assez rares. La généralisation du test n'aurait aucun effet de freinage sur la maladie, puisque seulement quelques cas seront évités.» Il ne fait que reprendre la note écrite par Jean-Baptiste Brunet pour préparer la réunion du 9 mai. Le jeune épidémiologiste a changé d'avis; en mars il alertait les transfuseurs. En mai, il écrit dans cette note: «Le risque lié à la transfusion apparaît très faible. Le dépistage des donneurs ne peut jouer qu'un rôle négligeable dans la réduction de cette diffusion. »
La question du dépistage systématique parvient lentement à recueillir un consensus chez les experts et dans l’administration. Le secrétariat d’Etat est de l’avis des experts alors que le ministère des Affaires Sociales craint le coût financier de cette mesure. Le Premier ministre tranche en faveur du dépistage systématique, et du fait de son poids politique fait prendre conscience au pays de l’urgence de la situation. Un compromis est trouvé entre les ministères concernés : le surcoût du dépistage sera financé en augmentant le prix de cession des produits sanguins. Une part du marché français est garantie à Diagnostic Pasteur.
14 juin 1985, les quotidiens posent clairement le problème: «Etat d'urgence: les dossiers des tests sont sur le bureau du ministre de la Santé, qu'attend-on pour les mettre sur le marché ? » Le docteur Jacques Leibowitch et le Dr François Pinon, patron du centre de transfusion de Cochin, ont alerté la presse: chaque semaine, une cinquantaine de personnes sont contaminées à Paris, de 100 à 200 personnes dans toute la France. Réponse officielle: les dossiers des tests ne sont pas encore complètement évalués et la fiabilité de ces derniers n'est pas entièrement établie. Les experts ont au contraire conclu à une fiabilité amplement suffisante pour pratiquer le dépistage systématique dans les banques de sang. Dépistage, qu'ils préconisent. Ces recommandations ne sont pas rendues publiques. Les journalistes naviguent à vue entre des informations partielles et contradictoires, des malades désespérés, des responsables médicaux et ministériels impérieux.
19 juin 1985, Laurent Fabius annonce à l'Assemblée nationale le dépistage obligatoire sur tous les dons du sang «pour enrayer un fléau qui s'étend. » Il dit prendre cette décision «pour éviter que plusieurs centaines de personnes chaque année développent un sida. » Sans en préciser la date d'application. Dans la foulée, le test Pasteur est mis sur le marché. Les laboratoires américains devront attendre.
Le dépistage des donneurs de sang devient obligatoire. Malgré tout, rien n’est indiqué sur l’utilisation du stock de sang déjà récolté. Alors qu’il est connu depuis 1984 que le chauffage d’extraits du plasma permet d’inactiver le virus, le stock de sang non chauffé continue d’être donné aux hémophiles.
Le 3 juillet 1985, Bahman Habibi, directeur scientifique du CNTS, signe une note précisant que pour les séropositifs VIH « les concentrés non chauffés doivent être utilisés jusqu'à l'épuisement des stocks. »
En juillet 1985, le ministère de la Santé décrète qu'à partir d'octobre les produits sanguins non chauffés ne seront plus remboursés, ce qui incite à consommer les anciens stocks. Les stocks contaminés ont été distribués jusqu'en février 1986.
1er août 1985, le dépistage obligatoire des dons du sang entre en vigueur. Le 23 juillet, les tests américains ont reçu l’autorisation de mise sur le marché. Certains transfuseurs ne vérifient pas leur stock de poches de sang. Quelques contaminations s'ajoutent aux milliers d'autres provoquées par la fatalité, l'incurie, l'abstention délibérée. Bilan de la transfusion sanguine française entre 1982 et 1985: de 6 000 à 8 000 transfusés infectés. Parmi eux, combien l'ont-ils été pendant la période où la mise en place du dépistage est retardée? Interrogé par un juriste du ministère de la Santé, chargé par Claude Evin, en 1989, de faire la lumière sur cette «affaire du sang», J-B Brunet répond en citant trois conseillers ministériels: «Deux mois de retard: de 400 à 500 morts sur la conscience. »
L'utilisation par les hémophiles de produits sanguins chauffés, débarrassés du virus du sida, paraissait indispensable dès le printemps. Malgré cela les stocks de produits non chauffés, d'une valeur de 34 millions de francs, ont été laissés en circulation et remboursés jusqu'au 1er octobre 1985. Destinés aux hémophiles séropositifs, ils ont pu entraîner une sur-contamination fatale. Le CNTS et les autres centres de transfusion sanguine ne pouvant fournir des produits chauffés en quantité suffisante, ont décidé de réserver les produits chauffés en priorité aux hémophiles et transfusés séronégatifs et de continuer à distribuer les produits sanguins disponibles, donc contaminés, aux demandeurs séropositifs.
Deux circonstances ont joué contre une prise de décision rapide en faveur de la solution d’un chauffage des produits sanguins : Le dogme de l’autosuffisance nationale et les autorités se méfiaient du sang en provenance de l’étranger. Les hémophiles ont eu recours massivement à des facteurs concentrés obtenus par la technique du ‘‘pool-age’‘, technique qui s’avèrera multiplier les risques de contamination – plusieurs donneurs par lot.
Certains pensent que la solution de l’importation des produits sanguins n’aurait pas dû être écartée si facilement.
Le 17 novembre 1989, Jean-Paul Jean, magistrat, écrit dans une note: « Le débat [...] est en train de monter dangereusement [...]. Michel Garetta insiste beaucoup pour que le ministère prenne une position officielle sur ce qui s'est passé en 1985 pour éviter d'être seul à être exposé. Il menace implicitement de mettre en cause le ministère s'il n'est pas soutenu. Il est vrai qu'il y a eu à l'époque des choix politiques discutables entre mars et octobre 1985 (refus d'importer massivement les produits chauffés et de détruire les stocks, retard sur la mise en place pour favoriser le test Pasteur) » Il écrit aussi: « Je pense qu'il vaut mieux pour l'instant que ce soit les sommités médicales qui parlent sur le sujet [...]. Le ministre, lui, pourrait plutôt dire: « Les experts [...] pensent qu'il était impossible à l'époque d'éviter ces contaminations. » »
Le 3 juin 1991, le docteur Michel Garetta est acculé à la démission de la direction du CNTS, il reçoit deux millions de francs d'indemnités, prévus au terme de son contrat.
Un premier plan d'indemnisation des victimes a été arrêté en 1989. Le dispositif comprenait deux volets : une indemnisation par l'Etat versée immédiatement, d'un montant de 30 000 à 170 000 francs, et une indemnisation de 100 000 francs, versée par les assurances à chaque victime renonçant à des poursuites judiciaires. En 1990, un millier d'hémophiles contaminés avaient choisi cette procédure. Face aux développements de l'affaire et à la mise en cause directe des dirigeants du CNTS dans la contamination des hémophiles et transfusés, le gouvernement a fait adopter, fin 1991, une loi d'indemnisation qui prévoit des sommes allants de 500 000 à 2 millions de francs. Il a également délié les plaignants de leur engagement, leur permettant finalement de se constituer partie civile devant les tribunaux.
Le 31 mars 1992, la Cour européenne des droits de l'homme condamne la France pour la lenteur des juridictions administratives à indemniser un hémophile contaminé en 1984 et décédé.
Des contrôles sont effectués par l’inspection générale des affaires sociales dépendant du ministère du même nom, avec à sa tête un nouveau ministre, qui tendent à accréditer deux idées : au dernier trimestre 1984, les médecins savaient tout ce qu’il fallait savoir sur le Sida. Et, le dossier du test Abbott aurait été mis en attente pour des raisons commerciales et économiques.
Au premier procès, la qualification judiciaire retenue sera celle de « tromperie sur les qualités substantielles d’une marchandise » qui relève du Droit pénal spécial. Le procès donne lieu à une condamnation de plusieurs responsables du CNTS.
En 1992, le docteur Garetta, ex-directeur du CNTS, est condamné à 4 ans de prison ferme et cinq cent mille francs de d’amende, le docteur Alain à 4 ans de prison dont deux avec sursis, les docteurs Netter et Roux à des peines de prison avec sursis. L’accusation est accablante : des produits sains étaient disponibles sur le marché international et les hémophiles ont été intentionnellement trompés, afin d’écouler les stocks nationaux contaminés.
Le docteur Garetta effectuera une peine de trois ans de prison.
Les parties civiles estiment les peines trop légères. Les condamnés estiment payer pour tout le monde. En dehors des docteurs Leibowitch et Pinon, la communauté médicale s’émeut des verdicts. Craignant pour son aura, son pouvoir et sa respectabilité, elle conteste le bien-fondé de ce procès et fait preuve de solidarité envers ses membres mis en cause.
Suite aux procès en appel, la cour de cassation laisse la porte ouverte à une nouvelle qualification celle « d’empoisonnement. » Ce qui permet de lancer de nouvelles poursuites envers les mêmes accusés, déjà condamnés.

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