mercredi 2 février 2011

"Sang damné" aux éditions du Seuil est en librairie!

Convoquant les fièvres et la mémoire collective, j’ai voulu confronter l’intime au clinique, mon histoire singulière avec l’Histoire, au travers des camps nazis, d’une radiographie des trente premières années de l’épidémie du SIDA, des procès du sang contaminé, de ceux que j’ai rencontrés, aimés, délaissés et qui ont péri lors de l’hécatombe, ou qui y survivent comme moi, comme nous tous.
J’ai tenté d’user de toutes les armes contre l’ennemi invisible et la bêtise, et je me suis risqué à les combattre, défendu par une langue exsangue et mise à nue. Sang damné est devenu l’aboutissement d’un cycle infernal, sa fin.

Sang damné est paru aux éditions du Seuil, en mars 2011.

vendredi 10 décembre 2010

III. Notes non publiées/ Procès internationaux autour du sang contaminé

"L’étendue de la catastrophe du sang contaminé en Chine commence à être officiellement reconnue à Pékin en 2002. Le ministre chinois de la Santé a révélé que 23 des 30 provinces chinoises avaient été victimes de la propagation du virus VIH par le biais d’un commerce du sang effectué auprès des paysans les plus pauvres, au mépris des règles d’hygiène les plus élémentaires. Selon le ministre, l’épidémie menace la « stabilité sociale » dans les provinces les plus touchées, le Hénan, l’Anhui, le Hubei et le Hebei.
Au début des années 90, ces paysans pauvres ont été incités à vendre leur sang contre de l’argent à des stations de collecte itinérantes. Leur sang était ensuite mélangé à celui d’autres donateurs, puis leur était réinjecté après prélèvement du plasma. Cette méthode, ainsi que l’utilisation fréquente des mêmes aiguilles pour plusieurs personnes, a permis au virus VIH, mais aussi à celui de l’hépatite, de se diffuser à grande vitesse. Certains paysans ont vendu leur sang des centaines de fois avant que le système ne soit déclaré illégal, au milieu des années 90. Ce n’est qu’en 2008, que le gouvernement a pour la première fois, reconnu l’existence de ces contaminations, d’abord révélées par le docteur Gao Yaojie à la presse chinoise muselée en 1996. ­
De colère, une centaine de paysans de la province du Hénan ont tenté de contaminer des habitants de la ville de Tianjin en les piquant avec des aiguilles infectées."
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"Plus de 1200 Canadiens ont contracté le VIH et jusqu'à 20 000 ont contracté l'hépatite C après avoir reçu par la Croix-Rouge des transfusions de produits sanguins contaminés dans les années 1980 et au début des années 1990. On ignore le nombre exact de personnes qui sont décédées à la suite de cette catastrophe, mais en 1997, on dénombrait 3000 morts.
En mai 2005, la Croix-Rouge canadienne offrait des excuses aux dizaines de milliers de Canadiens infectés par le SIDA ou l'hépatite C. En échange d'un plaidoyer de culpabilité en vertu de la Loi sur les aliments et drogues, la Couronne a retiré les accusations de négligence criminelle entraînant des préjudices corporels et d'atteinte aux droits du public. La Croix-Rouge a reconnu sa responsabilité et fait savoir qu'elle verserait une amende de 5000 $ et consacrerait une somme de 1,5 million à un fonds de bourses d'étude et de recherche vouée à la réduction des erreurs médicales.
Les accusés ont tous étés acquittés le 1 octobre 2007, par la Cour supérieure de l’Ontario."
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"Selon la radio britannique BBC, citant un document obtenu auprès de malades hémophiles, des experts savaient qu'il existait une menace de contamination de certains patients dès le début des années 80, mais les transfusions n'ont pas été arrêtées pour autant. Ce rapport paraît la veille des premières audiences d'une enquête publique indépendante concernant le décès de près de 1800 hémophiles ayant reçu du sang et des produits sanguins contaminés par le virus du sida et l'hépatite C. En mai 1983, le responsable du centre de surveillance du système de santé britannique écrivait une lettre au ministère de la santé alertant du risque de contamination et demandant l'interdiction de toute importation en provenance des Etats-Unis. Entre le début des années 1970 et la moitié des années 1980, 4670 hémophiles ont été exposés à l'hépatite C, dont 1243 étaient exposés au virus du sida. 1757 de ces malades sont aujourd'hui décédés."
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"Aux Etats-Unis, jusqu’en juillet 1985 certains laboratoires ont vendu, en toute connaissance de cause, en Asie et en Amérique du Sud des médicaments (coagulant pour hémophiles)contaminés par le VIH." 
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"Le Japon, alors que le test était déjà utilisé dans les pays occidentaux, continua d’importer des produits sanguins contaminés. Les tribunaux japonais ont indemnisé certaines personnes contaminées en 1996."
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Par quels moyens, et par qui, les derniers lots contaminés de sang français ont-ils étés distribués et vendus aux pays étrangers dit "amis"?

II. Notes non publiées/ Homosexualité et Histoire


« La castration était alors conçue par les nazis comme un moyen prophylactique ou thérapeutique pour éradiquer l'homosexualité ou rééduquer les homosexuels. En 1935, le code pénal est modifié pour permettre la castration « volontaire » des délinquants sexuels condamnés au titre du Paragraphe 175.
Le 20 mai 1939, le Reichsführer-S.S. Himmler autorise la castration forcée des délinquants sexuels. Leur consentement n'est pas requis, explique-t-il, car ces détenus savent qu'ils pourront être libérés une fois l'intervention réalisée avec succès. Il est fort probable cependant qu'avant cette date de nombreux homosexuels, en particulier ceux condamnés à de longues peines au terme de leur détention préventive, aient consenti à cette opération extrêmement mutilante. » Hidden Holocaust ? Günter Grau.
« Le triangle rose, à la couleur de petite fille dans le but de ridiculiser la masculinité, se généralisera peu à peu dans les camps après que de nombreuses lesbiennes aient porté le triangle noir des asociaux ou que la barrette bleue ait marqué certains homosexuels, confondus avec les catholiques réfractaires, comme Pierre Seel dans le camp alsacien de Schirmek. D'autres étiquetages existèrent, encore plus infâmes : un témoignage recueilli dans les archives du Mémorial de l'Holocauste de Washington, celui d'Erwin Forly, tchèque déporté pour homosexualité à Auschwitz, parle d'un étiquetage spécial : « Certains premiers déportés homosexuels durent porter autour de leurs hanches un tissu jaune arborant un 'A' majuscule. Il représentait l'initiale de 'Arschficker', littéralement 'baiseur de cul'. » Lorsque le triangle rose sera finalement adopté dans la plupart des camps, il ne sera pas pour autant un triangle comme les autres. Pour être plus visible de loin, il faisait trois centimètres de plus de côté. »
« Dans les camps, les homosexuels étaient soumis aux mêmes privations, aux brutalités, au travail forcé, aux expériences médicales, mais le triangle rose qu'ils portaient les soumettaient au mépris et à des vexations plus graves. Certains furent ainsi livrés aux chiens des S.S. qui les dévorèrent devant les autres déportés. » Témoignage de Pierre Seel, sur le camp de Schirmeck. « Moi Pierre Seel, déporté homosexuel. Eds.Calmann-Lévy.»
En France, imitant le paragraphe 175 allemand, condamnant l’homosexualité et le « décret » nazi souhaitant « la rééducation des asociaux homosexuels », une loi criminalisant l’homosexualité a été promulguée en 1942, sous le gouvernement de Vichy. Les homosexuels avaient été préalablement fichés par la police française. Les déportations purent avoir lieu officiellement aux camps de Struthof et de Schirmeck en Alsace.

Alors que les lois antisémites disparaissaient sous pression américaine en 1945, la loi homophobe fut maintenue à la libération par De Gaulle. Elle n’a été abrogée qu’en 1982, par Mitterrand.
En mai 1981, le Garde des sceaux, M. Robert Badinter déclare : « l’Assemblée sait quel type de société, toujours marquée par l’arbitraire, l’intolérance, le fanatisme ou le racisme, a constamment pratiqué la chasse à l’homosexualité. Cette discrimination et cette répression sont incompatibles avec les principes d’un grand pays de liberté comme le nôtre. Il n’est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels, comme à tous ses autres citoyens dans tant d’autres domaines. La discrimination, la flétrissure qu’implique à leur égard l’existence d’une infraction particulière d’homosexualité les atteint, nous atteint tous, à travers une loi qui exprime l’idéologie, la pesanteur d’une époque odieuse de notre histoire. »
En Israël, les homosexuels juifs allemands, marqués par un triangle rose sur une étoile juive, continuent à être condamnés par la communauté juive orthodoxe. Des rabbins appellent l’Etat d’Israël à proscrire officiellement l’homosexualité puisque celle-ci est interdite par la Torah. De leur point de vue explicite, les nazis étaient en droit de tuer les homosexuels juifs, appelés « Jude 175 », alors que tuer les juifs était criminel.

I. Notes non publiées/ Recherche française?

«La rivalité entre les équipes de recherche est sans doute stimulante, sans aller jusqu'au secret dont certains entourent leurs travaux. Il faut imaginer que toute découverte fondamentale et considérable en cancérologie risque d’abord d’être assez mal accueillie -avec irritation et mépris- par nombre de «cancérologues». C’est déplorable mais c’est ainsi. Sans aller jusqu’à prétendre méchamment, comme l’avaient écrit les internes de Villejuif sur le mur de leur salle de garde, que «le cancer fait vivre davantage de gens qu’il n’en tue»; il est sûr que la rivalité entre chercheurs et la rivalité entre médecins n’a pas que des côtés constructifs(…)Il y a un mythe de la recherche qui peut trop souvent s’exprimer ainsi: elle est essentielle, à la condition que ce soit moi qui trouve…» Concernant la recherche sur le cancer, Léon Schwartzenberg et P. Viansson-Ponté, livre publié en 1977 chez Albin Michel.
En octobre 1984:«(…)L’importance des découvertes actuellement faites et dont la mise en œuvre est totalement bloquée par la fermeture du monde scientifique sur son propre acquis…S’il arrive qu’un professeur ait le goût des recherches originales, il est rare que son zèle soit encouragé. L’inspection générale est beaucoup trop rebelle à l’avancement, au choix…Le culte de la méthodologie risque de nuire à l’originalité de la recherche comme le prouvent incontestablement le gigantisme des organismes et parfois des laboratoires, leur stratification administrative et bureaucratique, la «carriérisation» définitive de la recherche, la pression corporatiste des syndicats jusque dans les comités d’experts(…)», La pathologie des sciences par J.P Bader.
"C’est un tort de penser que les institutions sont la traduction de la démocratie. Les institutions ont pour soucis de se maintenir, de conserver leurs acquis.
Nous sommes conduits en politique, en économie, en recherche scientifique et médicale par des égo énormes, des moi tout puissants carriéristes, sans scrupule.
Le carriériste est celui qui ne veut rien d’autre que pouvoir consommer ce qui le satisfait, le plus longtemps possible. Il n’a que faire de l’humanité. L’humanité et le souci de l’autre l’empêchent d’arriver immédiatement à ses fins. Par son silence, il défend sa position et sa carrière dans un système qui l’a mis en place. Son unique souci est de sauvegarder son rang et de monter en grade. À tout prix."
"Prisonniers de certains modes de pensée, de réflexion, influencés par l’«aura» des professeurs, directives de la Santé ou lobbies industriels, beaucoup de médecins et de patients s’en remettent sans discussion aucune à des traitements connus cependant pour leur haute toxicité et les résultats peu probants à leur actif. Tout sens critique les abandonne dès lors qu’il s’agit d’eux-mêmes. Ni le sort d’amis décédés, ni celui de connaissances souffrant de la toxicité des produits, ni les lectures et informations faisant état des séquelles graves à attendre."

«Ils travaillent pour vous, aidez-les! Avec les industriels, ils préparent la France de l’an 2000.» Slogan de La fondation de la recherche médicale française.
«Les biochimistes connaissent bien le potentiel toxique de l’AZT, du poison acide situé en position 3’OH de la thymidine. Synthétisée en 1964 et n’ayant pas donné les résultats espérés en cancérologie, cette molécule a été ressortie à grand renfort de publicité contre le sida, bien que diverses publications aient insisté sur les côtés négatifs de l’AZT», La santé confisquée, Monique et Mirko Beljanski
Selon l’article de Lionel Rotcage paru en mai 1989 (Rolling Stone), rapportant les propos de Larry Kramer, un des fondateurs D’Act-Up: «(…)Pour ceux qui vont mourir demain, on administre un poison patenté, l’AZT, aussi appelé Rétrovir /Zidovudine dont les effets ont toujours été contestés ainsi qu’en témoignent toutes les communications scientifiques sur le sujet. Outre qu’une moitié des malades seulement peut le supporter pendant une courte période avant d’en subir les effets secondaires toxiques, c’est un traitement coûteux…J’ai vu les protocoles d’expérimentation de l’Institut national de la santé: 87 % d’entre eux concernent l’AZT. Aucun des médicaments que nous avons signalés en suppliant de pouvoir les obtenir ne figure sur cette liste!…Nous ne pouvons attendre que les autorités de tous bords se réveillent de leur léthargie criminelle!…» Kramer accuse la société d’assister à cet holocauste sans réagir. «(…)Elle ne s’y oppose pas et l’establishment médical, scientifique, politique et médiatique, lui, le favorise.»

III. Analyse des procès du sang contaminé.

La commission d’instruction a élevé certaines informations parues dans la presse au rang de preuves. Pourtant, à l’époque, la presse écrite n’a pas été plus avisée que les « acteurs », même si elle s’est installée plus tard dans un rôle de procureur rétrospectif. Par ailleurs, on constate le commentaire du tribunal correctionnel de Paris dans un procès pour diffamation qui oppose la juge d’instruction Bertella-Geffroy à un journaliste. Ce commentaire relève que : « l’opinion publique et la pression des victimes peuvent constituer des paramètres que le juge peut parfaitement intégrer dans sa décision sans pour autant trahir sa mission ni faire preuve de servilité. » Comme si les médias relataient l’opinion publique, ce qui reste à démontrer. Le journaliste est un acteur principal dans une société où l’opinion est un objet privilégié du gouvernement.
Le pouvoir judiciaire veut s’émanciper du pouvoir politique, mais devient dépendant de la presse et de l’opinion publique. De ce point de vue l’affaire du sang contaminé est une illustration inquiétante de l’alliance entre la presse et la justice. Deux pouvoirs qui de nos jours revendiquent la responsabilité des autres pouvoirs, tout en gardant jalousement leur propre irresponsabilité et leur secret professionnel. On comprendra que ce duo revendique, ni plus, ni moins, que la souveraineté et le pouvoir de contrôler les autres, sans être soi-même contrôlé.
Les médias sont nécrophages et sexuels. Le sexe et la mort parlent en direct. Le mystère et le drame, la peur, puis les « coupables » seront les thèmes et les clefs à succès, employés par les uns comme par les autres. Lynchage et discours de mandarins occuperont l’espace médiatique afin de créer l’émotion et le spectacle. Les journalistes ne sont pas les seuls fabricants d’information : Le corps médical fort bien organisé, ainsi que les politiques, de plus en plus stratèges, sont des communicateurs aguerris. Les médias vont mettre en relief les insuffisances de la démarche judiciaire, puis montrer qu’ils constituent une alternative crédible face à un système qui masque la vérité. Le nombre des inculpés est jugé insuffisant, ce qui conduit parfois les journalistes à considérer le docteur Garetta comme un bouc émissaire, et surtout à s’interroger sur le rôle de l’Etat dans cette affaire et sur la notion de service public. À travers l’Etat, le doute est semé sur l’administration dans son ensemble, et par-là même, sur la légitimité du juge à rendre un verdict. Le procès du sang contaminé est l’occasion d’une dénonciation de la logique marchande qui gagne la sphère publique. Qu'en est-il aujourd'hui?
La santé publique relevant de la politique de la nation, les dysfonctionnements du système politico-administratif, révélés par l’affaire du sang contaminé engagent la responsabilité politique des trois ministres accusés. Dès lors, ils doivent rendre des comptes à la nation.
Les réactions de dénégation des ministres face aux accusations pénales ont été compréhensibles. Par contre, on ne conçoit pas qu’aucun d’entre eux n’ait reconnu sa responsabilité politique concernant les fautes commises par son ministère ou son propre gouvernement.
Les ministres semblent ignorer ce qu’est précisément la responsabilité politique. Certains d’entre eux, comme Georgina Dufoix, parle d’une responsabilité collective qui serait opposée à une responsabilité individuelle. D’autres, comme Laurent Fabius, parlent d’une responsabilité morale à côté d’une responsabilité pénale. Ils semblent ignorer que la responsabilité politique est un point de Droit constitutionnel et que sa nature véritable est celle d’une responsabilité pour fait d’autrui. Ils oublient qu’ils ont à assumer une responsabilité politique qui est la leur et qui découle de leur statut de ministre.
Le chef politique fixe les objectifs et le fonctionnaire agit au niveau des moyens. La neutralité de ce dernier et le fait qu’il ne prenne aucun risque politique est la contrepartie de son irresponsabilité politique. Cette règle constitue l’un des piliers de la responsabilité politique en régime parlementaire. Toutefois, la responsabilité individuelle d’un ministre du fait de son administration ne figure pas dans la constitution de la cinquième République.
La cour de justice de la république française relaxe le ministre Georgina Dufoix et le Premier ministre Laurent Fabius bénéficie d’un non-lieu et d’une réhabilitation honorable : « L’action de Laurent Fabius a contribué à accélérer les processus décisionnels. »
La cour de justice de la république reconnaît coupable de deux contaminations, le secrétaire d’Etat à la santé Edmond Hervé « pour manquement à une obligation de sécurité ou de prudence». Le seul contre qui sont retenues les fautes de retard dans la généralisation du dépistage, l’absence de sélection des donneurs, et l’interdiction tardive des produits sanguins non chauffés. Culpabilité d'Edmond Hervé pour homicide involontaire dans le décès de Sarah M., contaminée au stade fœtal, par sa mère, transfusée le 25 avril 1985 et d’atteinte involontaire à l’intégrité physique de Sylvie R. Edmond Hervé aurait dû « donner les instructions nécessaires pour que soient recherchées et rappelées les personnes susceptibles d'avoir été antérieurement contaminées par voie de transfusion sanguine. » Déclaré coupable, mais dispensé de peine. Selon les juges « quinze ans se sont écoulés depuis les faits… Au cours de ces années, de nombreuses thèses se sont opposées au sujet de l'affaire du sang contaminé, portant des accusations sur l'action et la responsabilité des ministres sans que ceux-ci aient été en mesure de se défendre. » Ainsi, Edmond Hervé « n'a pu bénéficier totalement de la présomption d'innocence en étant soumis avant jugement à des appréciations excessives. »
Pour l'historien Michel Winock, qui estime que le sacrifice du bouc émissaire n'a pas disparu des sociétés modernes, les responsables ne sont pas les politiques: «Que faisait, que disait, au cours de ces mois dramatiques de 1985, le conseil de l'Ordre des médecins qui a pour mission d'avertir les pouvoirs publics? Rien. On accuse trois ministres d'avoir pris du retard dans une décision d'ordre médical, alors que les plus hautes instances médicales du pays, le conseil de l'Ordre non plus que l'Académie de médecine ne se sont sentis concernés! »
Ordre des médecins dont la naissance remonte au gouvernement de Vichy. Ordre qui, selon une décision rendue par la Cour européenne des Droits de l’Homme, en janvier 2000, « serait de par la composition même de ses membres et par son mode fonctionnement, à la fois partial et irrespectueux des droits de l’homme. » Les différentes instances de cet Ordre s’acharnent à détruire systématiquement les médecins indépendants qui osent pratiquer une médecine différente.
En mai 1999, une plainte pour « homicide involontaire » déposée contre l’ancien ministre de la Santé, Claude Evin, est déclarée recevable. Plaintes de patients et de l’association française des transfusés, lui reprochant de ne pas avoir organisé, lorsqu’il était ministre, 1988-1991, le rappel des personnes transfusées avant le 1 août 1985, date de l’entrée en vigueur du dépistage systématique du sida dans les dons du sang. Claude Evin a déclaré : « Un rappel généralisé aurait provoqué une confusion ingérable par les centres de dépistages. De même, une demande directe aux établissements de rechercher les personnes à risque nous est apparue inefficace et dangereuse. Le choix a été fait de sensibiliser le corps médical par une lettre accompagnée d’une brochure. » En novembre 2003, le non-lieu est requis. Les transfusés contaminés n’ont pas été alertés, ni retrouver, ni dépister, de peur qu’ils ne forment un groupe de pression?
Les mesures de rappel n’ont été prises qu’en 1993 par Bernard Kouchner. Or le non-rappel a eu pour conséquence que des transfusés contaminés risquaient, n’étant pas dépistés ni informés, de contaminer leurs proches à leur insu.
En mai 1999, le Juge d’instruction de Paris clôt son instruction en demandant le renvoi de vingt neuf personnes devant la cours d’Assises. À l’encontre de trois responsables du CNTS, il retient « l’empoisonnement ou la complicité d’empoisonnement». Les vingt six autres responsables de l’administration sont poursuivis pour « violence volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner », « non-assistance à personne en péril pour avoir participé à des études sur la progression des contaminations sans rechercher d’autres moyens de traitement » et « homicide involontaire ou blessures involontaires ». Il leur est reproché la poursuite de la distribution de lots contaminés pendant le premier semestre 1985, le retard dans la mise en œuvre d’un dépistage obligatoire sur fond de rivalité industrielle, la poursuite de collecte de sang dans des lieux à risque tels que les prisons, et le non-rappel des transfusés.
À la lumière de la nouvelle loi Fauchon, proposée et votée en toute hâte le 10 juillet 2000, qui prévoit qu’ « il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d’autrui », il est demandé à la chambre d’Accusation de Paris, l’abandon des poursuites. Le même Code pénal, sous l’article 221-6, réprime pourtant « le fait de causer par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquements de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements la mort d’autrui. »
Pierre Fauchon, avocat, juge titulaire, membre de la cour de Justice, membre de la Haute Cour de Justice, et sénateur, est l’auteur de cette loi du 10/07/2000 sur les délits intentionnels. La nouvelle loi vise à alléger la responsabilité des administrations et personnes physiques en cas d’homicide ou de blessures involontaires. Loi qui limite la notion de responsabilités au seul cas de transgression d’un règlement et protège ceux qui par, bêtise et négligence (article 221-6 du Code pénal) n’auront pas mis en œuvre les réglementations nécessaires qu’ils se doivent de produire. Une personne physique est déclarée responsable s’il est établi qu’elle a « soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement », « soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elle ne pouvait ignorer. » (article 121-3 du Code pénal)
La loi Fauchon favorise ainsi l’impunité en renforçant les exigences sur la démonstration d'un lien de causalité entre faute et dommage. Plus le juge remonte la chaîne des responsabilités, plus le lien avec la faute est indirect. La loi Fauchon sera un obstacle supplémentaire et de taille dans les procès qui suivront.
L’ancien directeur général de la santé, Pierre de Touche, était chargé de faire remonter les informations des médecins au sommet de l’Etat. « Vous adressiez-vous directement aux ministres ? » interroge le président. « Non, à leurs cabinets. Les informations leur étaient transmises notamment par le docteur Brunet, (le monsieur sida du cabinet d’Edmond Hervé), et le professeur Weisselberg, (conseiller scientifique du même Edmond Hervé). »
Juillet 2002, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris décide d’accorder un non-lieu aux 30 personnes, médecins et conseillers ministériels, fonctionnaires de santé et dirigeants de l’Institut Pasteur, poursuivies pour avoir prescrit ou distribué en 1985 des produits sanguins contaminés par le virus du sida.
En juin 2003, La cour de cassation confirmera le non-lieu général et définitif. La décision a pourtant reconnu que le CNTS a écoulé ses stocks contaminés et que le dépistage à fait l’objet de manœuvres retardatrices destinées à protéger les parts de marché du test de l’Institut Pasteur, mais elle confirme l’arrêt de juillet 2002 qui concluait à « l’absence de toute infraction de quelque nature que ce soit »… Selon elle, l'empoisonnement suppose l'intention de tuer. Non le fait de savoir que le produit utilisé contient un virus mortel. Il n'y a empoisonnement qu'avec la ferme intention de tuer, et non si la lâcheté, l'incompétence et les pressions sont responsables de la mort. « L'incertitude demeure sur l'existence d'un lien de causalité entre les faits reprochés et le dommage. » C’est-à-dire qu'on ignore quel jour et avec quel lot ont été contaminées des victimes qui étaient transfusées quotidiennement ! Le 3ème procès du sang contaminé se termine. La Cour de Cassation a suivi les conclusions de l’avocate générale, Dominique Commaret, qui, lors de sa réquisition affirmait : «La justice pénale n’a pas pour vocation de désigner un coupable pour tous les accidents de la vie. » Affaire classée.
Le signal est important pour les futurs procès concernant les hormones de croissance, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’hépatite B et C, l’amiante, etc.
On sait depuis les années 1970 que le plasma sec transfusé aux hémophiles a transmis des hépatites B et C. Pourtant le plasma sec n’a été interdit en France qu’en 1987. Egalement pour raisons financières. On estime que quatre vingt cinq mille personnes en France ont été infectées par le VHC, suite à une transfusion. En 2006, ce chiffre a doublé. 80% des hémophiles sont contaminés par le VHC, qui est devenu leur première cause de mortalité.
L’Association Française des Hémophiles, (AFH) et les associations de transfusés ont participé à l’élaboration de la loi du 31 décembre 1991 d’indemnisation des hémophiles et des transfusés contaminés par le VIH. L’AFH a participé également à la mise en place de la loi sur l’aléa thérapeutique, et milite pour l’indemnisation des personnes contaminées par le virus de l’hépatite C. La création d’un fond spécifique d’indemnisation pour l’hépatite C a été proposé à plusieurs reprises mais n’a pas abouti. Aucun système réglementaire d’indemnisation n’existe. Seule la loi du 4 mars 2002 (art 102) sur le droit des malades évoque la contamination par le virus de l’hépatite C, mais n’a nullement trait à la mise en place d’une quelconque procédure d’indemnisation systématique. Les victimes devaient entamer une procédure contentieuse.
Cependant, l'Association Française des Hémophiles a obtenu en décembre 2008 que soit mis en place un processus d'indemnisation transactionnel - sur la base de la jurisprudence- pour les contaminations VHC transfusionnelles. Les décrets d'application sont en cours d'élaboration au Conseil d'Etat. Ce nouveau dispositif devrait fonctionner à partir de 2010.
Alors que le dépistage sur les dons du sang était applicable depuis le 1er août 1985 et que le chauffage des produits sanguins était appliqué depuis le 10 mai 1985, la France, par le biais du CNTS, a continué à commercialiser à l’étranger du sang contaminé et des dérivés sanguins au moins jusqu’en octobre 1985. Notamment en Afrique du Nord, Tunisie, Libye, Irak, Algérie, peut-être en Afrique subsaharienne.
Il faudra vingt ans pour s’apercevoir que la lutte contre le sida est aussi une affaire de santé dans les pays du Sud.
En 2000, le gouvernement de Bagdad a accusé le laboratoire français Mérieux, aujourd’hui Aventis-Pasteur, d’avoir exporté du sang contaminé en Irak, et a réclamé plus de 30 millions de dollars de dédommagements. Dans les locaux de l’unique centre de prévention contre le sida, Sabhan Mohamed, un hématologue, affirmait que « 500 flacons de facteur F8 ont été importés de France en 1986 ». Le facteur 8 est un médicament dérivé du sang, destiné au traitement de la forme la plus répandue d’hémophilie, qu’il soit chauffé ou non. « Nous avons découvert durant la guerre contre l’Iran, 1980-1988, que ces produits étaient contaminés, et nous avons cessé de les utiliser, mais de nombreux enfants hémophiles ont en reçu des doses... Nous avons recensé officiellement 180 cas de contamination par ces produits, mais il s’agit de chiffres officiels, et leur nombre pourrait être bien plus important, entre 500 et 700 contaminations. » Le groupe français a indiqué à plusieurs reprises qu’il « n’avait eu connaissance à ce jour d’aucun élément permettant d’affirmer une éventuelle contamination du facteur 8 anti-hémophilique qu’il a mis sur le marché.» « Le dernier lot, livré en février 1986, comportait 403 flacons de facteur 8. L’institut n’étant pas autorisé à prélever du sang en France, ce traitement destiné aux hémophiles avait été fabriqué à partir de plasma américain, prélevé sur des donneurs sains dans des centres agréés par les autorités sanitaires américaines » a rappelé Aventis-Pasteur.
« Les entreprises concernées Sanofi-Aventis et américaine Baxter, héritières des compagnies qui fournissaient en sang le ministère irakien de la Santé au début des années 1980, ont offert de 5.000 à 25.000 dollars de dédommagements à chaque victime.(…) Nous sommes entrés en contact avec des entreprises pharmaceutiques, avec l’aide de la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant rouge, pour obtenir des traitements de trithérapies, mais nous n’avons rien reçu» déclare le responsable du Croissant rouge Irakien. Cette amertume est partagée par le Dr Hanan Abdel-Karim, dont le frère est mort du Sida en 1996, à l’âge de 16 ans, 8 ans après avoir été contaminé. « Je me souviens que les autorités l’avaient enfermé dans un camp où on lui donnait sa nourriture par la fenêtre, comme dans une prison. Après sa mort, ils l’ont enfermé dans un cercueil de plomb fermé … Même notre famille a cessé de nous rendre visite, de peur d’attraper la maladie, et moi et mes sœurs, nous n’avons pas pu nous marier pour la même raison. »
En Libye, des centaines de familles ont perdu leurs enfants et les ont vus atteints par le virus du sida, à l’occasion de leurs soins hémophiles. Le sort de cinq infirmières et d’un médecin palestinien condamnés à la peine de mort, détenus plus de huit ans, n’a pas laissé indifférent. La justice libyenne a retenu les conclusions des médecins libyens : « les données en notre disposition n'excluent pas la possibilité d'une transmission intentionnelle du virus aux enfants infectés. » La communauté scientifique internationale  estime que les accusés sont innocents et que l'épidémie de sida a été provoquée par le manque d'hygiène. D’après un rapport des Professeurs Montagnier et Colizzi : « aucun élément évident ne permet de conclure  à une injection intentionnelle par matériel contaminé du virus. » Le rapport ajoute que « l'étude épidémiologique de l'infection des victimes  permet de conclure que leur séropositivité est antérieure, pour que cette possibilité soit retenue contre les accusés. »
Le fils aîné du dirigeant Kadhafi, a assuré que les cinq infirmières bulgares condamnées à mort, ne seront pas exécutées. Le président Nicolas Sarkozy a fait état, le jour de la libération des infirmières le 24 juillet 2007, d'un «geste humanitaire » de l'émirat du Qatar, «un Etat ami». Interrogé à ce sujet, Saïf al Islam Kadhafi répond : «Nous n'avons pas posé de questions. Nous ne voulons pas embarrasser nos amis. » Pour sa part, Bernard Kouchner a affirmé qu'il n'y avait pas eu de contreparties financières versées par Paris à Tripoli.
En France, dès octobre 2005, la Cour de Cassation avait confirmé qu’il n’y aurait aucune indemnité pour les hémophiles transfusés à l’étranger avec du sang français.




II. Analyse des procès du sang contaminé.

La nouvelle inculpation des deux responsables du CNTS bouleverse de nombreuses personnalités juridiques qui perçoivent, en l’espèce, une dangereuse atteinte à l’autorité de la chose jugée et au principe selon lequel on ne doit pas juger les mêmes personnes deux fois pour les mêmes faits. On assiste à un crescendo, tant par l’aggravation de la qualification des faits que par le nombre impressionnant de personnes mises en examen en l’absence de toute expertise judiciaire globale dans cette affaire – des médecins et des conseillers ministériels.
Lors du premier procès, il a été évoqué l’action personnelle des trois ministres. Une première plainte déposée par des avocats des parties civiles aboutit à une ordonnance d’incompétence du juge d’instruction car, à cette époque, la mise en accusation d’un ministre était de la compétence exclusive du parlement. Une seconde plainte déposée auprès du bureau de l’assemblée nationale est rejetée pour vice de procédure : Impasse. Afin d’en sortir, le principal intéressé, l’ancien Premier ministre, Laurent Fabius, propose d’être jugé par un jury d’honneur composé de personnes indépendantes. Intervient le Président de la République, François Mitterrand, inquiet de la tournure des évènements : Il critique les députés socialistes majoritaires pour leur peu d’empressement à mettre en accusation les ministres concernés et suggère le rapprochement de la procédure de la Haute cour de justice de celle du Droit commun. Proposition différente de celle de l’ancien Premier ministre qui suggère la création d’une commission parlementaire devant laquelle il pourrait s’expliquer ou une réforme constitutionnelle permettant au Droit commun de s’appliquer aux ministres pour des faits relevant de l’exercice de leurs fonctions. L’intervention du président permet de relancer la procédure de la haute cour. Mais l’instruction s’arrête rapidement pour cause de prescription. L’idée présidentielle d’une réforme de la Haute cour débouche sur l’instauration en 1993 de la cour de justice de la République en lieu et place de la Haute cour pour juger les membres du gouvernement pénalement responsables, et eux seuls. Cette juridiction ne peut-être saisie que par le biais d’une plainte soumise à une commission des requêtes, organe chargé de filtrer les actions à l’encontre des ministres. Elle est exceptionnelle, mais dans le cas de l’affaire du sang contaminé, on accepte une rétroactivité pour permettre de régler ce cas, déjà soumis à une autre juridiction, la défunte Haute cour.
La commission d’instruction de la cour de justice re-qualifie les faits reprochés aux ministres : ils sont poursuivis pour complicité d’empoisonnement. Le procureur général requiert un non-lieu.
Le juge du second procès des dirigeants du CNTS transmet à la commission d’instruction des documents relatifs à l’action des conseillers ministériels. Cette chambre décide alors de poursuivre les investigations et reprend la qualification initiale de « crime de complicité d’administration de substances nuisible à la santé. » Il est à nouveau requis un non-lieu pour les trois responsables politiques.
La commission d’instruction s’oppose au procureur général, en renvoyant les trois ministres en cause devant la cour de justice à qui il est reproché une lenteur fautive dans les prises de décisions, concernant en 1985 la mise en œuvre du dépistage systématique des donneurs de sang à l’égard du HIV, la surveillance des circulaires antérieures, incitant les centres de transfusion à une exclusion des donneurs à risque et à un arrêt des collectes dans les lieux à risque, comme les prisons ou même, certains quartiers des grandes villes(?!). Cette commission d’instruction est toutefois obligée de retenir la qualification d’homicide involontaire et d’atteintes involontaires à l’intégrité d’autrui.
Dans leurs différentes plaintes, les victimes invoquent l’instauration tardive du dépistage, la distribution de produits sanguins dont les responsables politiques ne pouvaient ignorer la contamination, l’absence de toute initiative pour ordonner le retrait de ces produits et leur substitution par des produits chauffés.
L’urgence sanitaire n’a pas été suffisamment prise en compte au niveau administratif et financier. La question est de savoir si cette sous-évaluation est constitutive d’une faute pénale. Certains affirment que l’état des connaissances n’a pas changé depuis 1984. D’autres soulignent l’incertitude des connaissances de l’époque. Cette opposition se retrouve au niveau des magistrats de la cour de justice – commission d’instruction et procureur général. De ce désaccord découle des appréciations différentes de la date ou des dates à partir desquelles la responsabilité des ministres pouvait être engagée sur tel ou tel point de l’affaire. D’un côté, on parle d’hésitations coupables, attribuées à des arrières-pensées marchandes qui engagent la responsabilité des ministres. De l’autre, on parle de « diligences normales » chez des responsables consciencieux et probes.
Dans le cas de l’inactivation du virus par le chauffage, la commission d’instruction considère que les scientifiques savaient tout ce qu’il fallait savoir dès la fin 1983 ou au plus tard en août 1984. Le procureur général estime que les informations fiables sur l’innocuité des produits chauffés ont été réunies par les experts, et connues par eux seulement, lors du congrès d’Atlanta en avril 85. Il estime que c’est seulement à partir de mai 85 que la nécessité de chauffer les produits sanguins doit être admise pour les ministres. Mais compte tenu de ses inconvénients, cette technique sera finalement abandonnée pour une autre technique : celle des produits dits «immuno-purifiés». La thèse de la commission d’instruction s’effondre alors en grande partie. Il n’est pas étonnant qu’elle invoque, en l’absence de certitude scientifique, le principe de précaution.
Pour les accusés, une connaissance scientifique est certaine lorsqu’une hypothèse a été vérifiée, validée et reproductible. Leurs critères d’appréciation sont purement scientifiques.
Pour les accusateurs, c’est une grave erreur d’attendre la preuve d’une certitude scientifique pour agir administrativement ou politiquement. Selon eux le doute scientifique n’interdit pas de prendre des mesures préventives si l’on connaît l’existence de risques certains. C’est le principe de précaution dont la reconnaissance est aujourd’hui générale, du domaine de la santé à celui de l’environnement ou de l’alimentation.
Le principe de précaution dans son aspect réglementaire, loi du 2 février 1995, dispose que «  l’absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économique acceptable. » Ce n’est pas une invitation à l’abstention. Il implique que des mesures proportionnées soient prises pour évaluer, réduire les risques induits par le « développement » du progrès, et faire en sorte que le risque résiduel soit considéré comme acceptable au regard des bénéfices escomptés. Le risque zéro n’existant pas.
Dans le cas de l’ESB, l’encéphalopathie spongiforme bovine ou maladie de la vache folle, et aux risques de transmission à l’homme par voie sanguine, l’application du principe de précaution stricto sensu aurait été d’exclure du don du sang tous les consommateurs de viande bovine. La solution à minima, sans conséquence pour la disponibilité de produits sanguins sur le marché, et au bénéfice politique, a été, en France, d’exclure du don les personnes ayant séjournées dans les îles britanniques au moins un an entre 1980 et 1986. L’ESB, appelée aussi maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’homme, trouve son origine dans l'utilisation pour l'alimentation des bovins de farines animales, obtenues à partir de lots non consommés des carcasses bovines et de cadavres d'animaux.
Lors du second procès de l’affaire du sang contaminé, les ministres invoquent leur ignorance des faits avec pour conséquence de ne pas avoir pu prendre les décisions qui s’imposaient. Cela soulève des problèmes : L’expertise due au caractère technique des problèmes posés, la transmission de l’information, les questions médicales sont tellement techniques qu’elles ne peuvent être tranchées que par des scientifiques, pour ensuite être traduites en langage administratif pour décision.
Le point de vue adverse soutient que le rôle d’un ministre est de s’informer, de comprendre et de décider : Que les informations relatives à la question du chauffage étaient parues dans la presse et donc connues de tous !
En invoquant l’absence ou l’insuffisance des informations qui leur auraient été transmises, les ministres se déchargent de leurs responsabilités sur leurs collaborateurs directs, leurs conseillers ou sur les fonctionnaires de leur administration centrale. Cela pose la question de l’exonération de responsabilité pénale pour fait d’autrui. Il y a sur cette question une divergence profonde entre le procureur général et la commission d’instruction.
Pour le procureur général, il faut prendre en considération le comportement du ministre, sa relation avec ses collaborateurs, une information altérée du fait de l’action « parasite » du CNTS.
Pour la commission d’instruction, les ministres étaient correctement informés et ne sauraient être exonérés de responsabilités résultantes de leurs rapports avec les médecins, et de leurs rapports avec leurs propres collaborateurs.
Selon l’accusation, le protectionnisme et le mercantilisme d’Etat seraient les causes principales des retards dans la décision de généraliser les tests de dépistage, et indirectement dans celles concernant le chauffage des produits sanguins. Elle insinue qu’il y aurait eu connivence entre le cabinet du Premier ministre et la direction de Diagnostic Pasteur.
Pour le procureur général, le retard est dû à plusieurs facteurs, notamment des considérations d’ordre budgétaire, la prise en compte de l’opinion publique, la nécessité de disposer de techniques fiables. Il balaye l’argument du lobbying : la société concurrente Abbott utilise des méthodes autrement plus critiquables (bluff, dumping… ) que celles de Pasteur.
La question de la criminalisation de la responsabilité des ministres est constamment occultée.
Sous la IIIème République, la Haute cour était un instrument de protection politique de l’Etat contre ceux qui pouvaient menacer les institutions. C’était un corps judiciaire placé au-dessus des tribunaux ordinaires, composé de magistrats judiciaires, même si le parlement avait, seul, le pouvoir de la mise en accusation. L’affaire du sang contaminé ne relève pas de la justice politique, pour laquelle la Haute cour était compétente, les institutions ne sont pas menacées, il n’y a pas de crime de « lèse-majesté » ou de «lèse-nation». La cour de Justice rompt avec cette tradition, les responsables politiques sont soumis au Droit commun, sa procédure est soumise aux règles pénales. L’introduction de recours contre les décisions prises par ses instances est contraire à la Justice politique. La solution qui s’est imposée est celle du Droit commun, sans que l’on ait délimité, ni explicité le périmètre de ces «crimes et délits». Ceci a pour conséquence que les ministres sont pénalement responsables pour tous les crimes et délits visés par le code pénal. Ils le sont également pour tous ceux auquel renvoie le code pénal.
En substituant, dans l’affaire du sang contaminé, la responsabilité pénale à la responsabilité politique, l’irresponsabilité politique a été institutionnalisée.
Des juristes invoquent l’impossibilité, dans ces conditions, de contrôler politiquement des ministres. C’est la justification pragmatique d’une substitution d’une responsabilité pénale à leur responsabilité politique. En effet il existe, selon eux, un puissant antagonisme entre ces deux responsabilités. Ils constatent, par ailleurs, que la responsabilité politique a, de facto, disparu de notre horizon institutionnel car plus aucun responsable politique ne démissionne quand il est désavoué.
À l'inverse, un autre point de vue fait la constatation que le blocage intervenu, lors de la mise en accusation des ministres au parlement, ne soit fondé ni sur l’équité, ni sur une quelconque jurisprudence de 1963. Mais sur l’impossibilité pratique de mettre en œuvre une certaine forme de responsabilité politique.
Les faits sont découverts alors que les gouvernants accusés n’étaient plus en place.
La responsabilité pénale se caractérise par une détermination formelle des fautes que les ministres ne doivent pas commettre. La responsabilité politique est caractérisée par une indétermination des fautes ou des erreurs politiques qui peuvent faire l’objet de sanctions. Peine pour la sanction pénale et destitution pour la sanction politique.
Le danger vient de ce que le juge est conduit à recourir à des catégories pénales inadaptées dans sa prise en compte de l’action politique. La responsabilité pénale cesse alors d’être une responsabilité personnelle pour devenir une responsabilité pour fait d’autrui. Elle n’est donc plus régie par le principe très strict de qualification pénale.
L’organisation d’un ministère ou d’un gouvernement implique un travail de nature collective. On ne peut isoler une part de responsabilité individuelle, sauf à admettre une présomption de responsabilité pénale du ministre pour fait d’autrui. L’enquête du ministère public nous apprend que le ministre exerce une double fonction, à la fois politique et administrative. Il en résulte des conséquences pratiques importantes : l’existence de larges délégations à ses collaborateurs pour gérer les dossiers. Le ministre a un besoin impératif de se baser sur son administration centrale, auxiliaire technique, et son cabinet, auxiliaire politique. La dépendance du ministère vis-à-vis de son administration est d’autant plus forte que le problème est technique. De la prééminence du cabinet sur les directions, il découle une tension entre ces deux auxiliaires du ministre. Ainsi, de l’organisation du ministère et des liens habituels entre le ministre et son cabinet, la juridiction d’instruction induit que ce dernier est réellement informé, sans en avoir la preuve expresse. Le modèle de la responsabilité politique, transposé à la responsabilité criminelle, est devenu ici une responsabilité pour fait d’autrui. Or, le système français sépare, de manière, étanche, les deux ordres juridictionnels : l’ordre administratif et l’ordre judiciaire. Le choc, entre ces deux cultures, devient plus frontal quand les magistrats de l’ordre judiciaire s’estiment compétents, au sens juridique, pour juger de la compétence, au sens technique, des ministres, conseillers ministériels et directeurs de l’administration centrale.
Il est reproché au secrétaire d’Etat à la Santé, les non-application des circulaires de la DGS sur l’absence de sélection des donneurs de sang. Celle-ci serait constitutive d’une faute de négligence de sa part. Le directeur d’un centre régional de transfusion sanguine est plus explicite devant la commission d’enquête de l’assemblée nationale : « Les circulaires ministérielles sont mal rédigées (…)inapplicables, on a tendance à considérer que si le sujet était vraiment très important, il y aurait un décret (…) la circulaire sert d’abord de garde-fou à celui qui l’a écrite. »
La commission d’instruction affirme qu’une lenteur aurait présidé à la mise en œuvre de la décision du Premier ministre sur le dépistage obligatoire. Selon elle, le délai de cinq semaines qui s’écoule entre la décision politique et la signature des arrêtés ministériels révèlerait un retard  et des «atermoiements coupables». Or, une décision gouvernementale prise à la suite d’une procédure interministérielle prend normalement des mois pour aboutir. À cet égard, le délai de cinq semaine témoigne que la décision a été considérée comme urgente.

mardi 7 décembre 2010

I. Analyse des procès du sang contaminé.

En mai 1985, lors d’une réunion du Centre National de Transfusion Sanguine qu’il préside, le docteur Garetta déclare : « Le calcul statistique démontre malheureusement que tous nos pools (de sang ) sont actuellement contaminés… C’est aux autorités de tutelle de prendre leur responsabilité et éventuellement nous interdire de céder des produits, avec les conséquences financières que cela représente. »
L’interdiction ne viendra jamais.
En août 1986, le rapport du CNTS affirme qu’un hémophile sur deux a été contaminé. Un certain nombre de points ont été négligé pour des raisons financières.
En 1991, l’affaire du sang contaminé commence par la publication d’un article de presse d’Anne-marie Casteret dans L’événement du jeudi : « Les responsables de la transfusion sanguine française auraient sciemment permis la contamination d’hémophiles par le virus du sida en laissant se distribuer à leur intention des produits sanguins infectés. » Dans son article, apparaissent le compte rendu de la réunion de mai 85 et les propos tenus par le docteur Garetta.
De par son caractère de service public, la transfusion sanguine relève de l’autorité de l’Etat. Le premier centre de transfusion sanguine a été crée en France en 1923, suite à l’utilisation thérapeutique du sang à l’occasion de la première guerre mondiale. Selon la loi du 21 juillet 1952, le sang et ses dérivés ne doivent pas être considérés comme des médicaments et ne constituent pas un bien de commerce, comme étant issu du corps humain.
Les centres de transfusion n’ont pas tous les mêmes statuts juridiques. Certains sont des associations loi 1901. D’autres sont rattachés à des centres hospitaliers publics. Certains établissements mettent en œuvre la technique du fractionnement qui consiste à fractionner le sang en deux parties : les dérivés labiles – globules rouges et blancs – de faible conservation, et les dérivés stables – plasma – de longue conservation. Le CNTS était le principal centre de fractionnement et donc le principal vendeur de produits dérivés. Il tendait à être une puissance industrielle.
On peut noter que si le choix s’était porté, dès 1923, sur le plasma de Quinton, eau de mer océanique filtrée, remplaçant admirablement le sang et les produits sanguins, la suite des évènements et des épidémies aurait été autre.
Le secrétariat d’Etat à la Santé gère la santé publique et à ce titre, exerce une tutelle sur le CNTS. Il dépend, lui-même, du ministère des Affaires Sociales, responsable du financement, qui fixe par arrêté le prix de cession des produits sanguins. Par ce biais, le ministère décide des recettes des centres de transfusion sanguine qui, bien que juridiquement autonomes, sont de facto dépendants de l’Etat.
En 1983-1985, la France est fière de son système transfusionnel. Elle assure totalement ses besoins en sang. Autosuffisance complète. La transfusion sanguine nationale s’appuie sur un réseau d’organisations de donneurs bénévoles, militants d’une cause sacrée qui recrutent et fidélisent les donneurs par villages, quartiers, entreprises, familles, souvent pour toute une vie. Donneurs judéo-chrétiens ou laïcs altruistes à qui l’on remet des médailles. Des collectes de sang sont organisées pendant de nombreuses années dans nos prisons. Les plus hautes autorités pénitentiaires encouragent cette pratique jusqu’en 1984, comme moyen d’ « ouverture » vers le monde des personnes incarcérées ; le don du sang étant conçu comme un « acte de réinsertion sociale », un acte de réinsertion moral.
Par ailleurs, l’équilibre budgétaire des centres de transfusion sanguine français est fondé sur la seule équation d’une logique marchande entre leurs dépenses de fonctionnement et d’investissement et les recettes apportées par la cession des produits sanguins qu’ils fabriquent.
En 1983, l’équipe du professeur Montagnier identifie un nouveau rétrovirus. Cette paternité contestée par le professeur américain Gallo, au cours d’une longue et pénible bataille de brevets, finira d’un côté par un prix Nobel en 2008 pour l’équipe française, et de l’autre le prix Dan David pour le professeur Gallo. Beaucoup d’autres chercheurs ont été mis sur la touche.
Les groupes à risques reconnus par le monde médical, touchés et transmetteurs, sont les homosexuels, les héroïnomanes, les Haïtiens, et les hémophiles. Les 4 H.
Suite à des informations communiquées par le CNTS, La Direction Générale de la Santé rédige une note importante mentionnant l’identification de groupes à risque (homosexuels, bisexuels.) En juin 1983, le professeur Jacques Roux demande l’arrêt des prélèvements de sang en prison. Les médecins considèrent cette note comme une ingérence de l’Etat dans leur conduite professionnelle. Des réactions hostiles en provenance de certains milieux homosexuels éclatent. La presse de l’époque reflète une préoccupation de lutte contre les pratiques discriminatoires. L’insuffisante sélection des donneurs va propulser le dépistage comme dernier rempart à la contamination accidentelle.
En janvier 1984, la directrice générale de l’administration pénitentiaire, demande a contrario l’augmentation des prélèvements de sang en prison.
Une bataille va opposer la firme américaine ABOTT, liée au pr. Gallo, à la firme française DIAGNOSTIC PASTEUR du pr. Montagnier. Dès février 1985, la société américaine dépose une demande d’agrément pour un test de dépistage du Sida. Les autorités françaises sont surprises de la rapidité avec laquelle est accordée l’autorisation de mise sur le marché américain de ce test dès le début mars. Le CNTS décide la mise en place d’un comité d’évaluation des différentes trousses de diagnostics disponibles. Entre-temps, alerté par la société Diagnostic Pasteur d’un risque d’enregistrement du test américain en France, le cabinet du Premier ministre se mobilise et demande que le dossier soit régenté par « une gestion astucieuse du calendrier. »
Une réunion interministérielle est organisée le 9 mai. Présidée par François Gros, ancien directeur de Pasteur, il demande que l’enregistrement du test ABBOTT soit « retenu quelque temps. » Laurent Fabius assurera qu’il n’a jamais été tenu au courant de ce problème spécifique, le compte rendu de la réunion qu’il reçoit le 13 mai, ne fait aucune mention de ce débat. « Qui est intervenu entre temps, pour que le conflit Abbott-Pasteur devienne la question numéro un ? » Laurent Fabius répond : « Je n’ai jamais donné d’instruction dans ce sens…J’ignorais même le processus d’enregistrement des tests. »
12 mars 1985, Jean-Baptiste Brunet, médecin épidémiologiste au ministère de la Santé, remet à Jacques Roux une note pour le moins alarmante. Les premières enquêtes ponctuelles effectuées avec les tests de dépistage expérimentaux montrent que, dans certains centres parisiens, 6 donneurs de sang sur 1 000 seraient séropositifs. L'infection se révèle très contagieuse par voie transfusionnelle: un donneur atteint du sida a contaminé 7 personnes, dont 2 sont déjà malades. Un autre donneur, encore en bonne santé mais séropositif, a contaminé 11 receveurs. «La transfusion est un mode de transmission efficace de l'infection par le virus» écrit Jean-Baptiste Brunet : «Si ces enquêtes sont représentatives de la région parisienne, alors tous les produits sanguins préparés à partir de pools de donneurs parisiens sont actuellement contaminés.» Autrement dit, si un transfusé parisien court environ 1 risque sur 200 de recevoir une poche de sang contaminé, pour les hémophiles, le risque est quasi systématique, puisque les concentrés qui leur sont distribués semblent tous infectés.
25 avril 1985, le directeur du Laboratoire National de la Santé, Robert Netter s'affole: «Il ne me paraît pas possible, dans les circonstances actuelles, de surseoir plus longtemps à l'enregistrement des tests Abbott sans risquer un recours en Conseil d'Etat pour abus de pouvoir» écrit-il à Edmond Hervé, secrétaire d'Etat à la Santé. Pourquoi donc empêche-t-on Robert Netter d'agréer le test américain mis au point par Robert Gallo et en vente libre aux Etats-Unis depuis le 2 mars? Pasteur-production est en retard. Son directeur, Jacques Weber, ne cesse de demander des délais afin de pouvoir rivaliser avec Abbott et de s'installer sur le marché français. Par ailleurs, la guerre des brevets n'est pas terminée. Si Pasteur n'obtient pas l'antériorité de la découverte et la fabrication des tests, le manque à gagner financier sera conséquent.
« Précision et rapidité». La procédure se faisait « essentiellement par notes». « Tout ce qui m’arrivait était traité dans la journée » précise le Premier ministre. La première alerte sur le problème du dépistage parvient au Premier ministre le 29 avril 1985 sous la forme d’une note que lui soumet Jacques Biot, conseiller technique, chargé de l’industrie, de la technologie et des techniques de communications : « On ne résistera pas à la pression d’un dépistage systématique… Si le programme est lancé délibérément et bien coordonné…Pasteur peut prendre une très large fraction du marché national et, grâce à cette référence, rebondir à l’export. » Mieux vaut donc « organiser les marchés entre Pasteur et les centres de transfusions sanguines par une gestion astucieuse du calendrier. » Avant de soumettre cette note au Premier ministre, Louis Schweitzer, son directeur de cabinet, l’annote : « 1/ le choix me paraît incontestable, mais, 2/ je suis convaincu qu’il ne faut pas dépenser 200 à 400 millions de francs par an sur ce sujet. » Le Premier ministre répondra : « J’y suis favorable. » Avec cette précision : « Préparez discrètement les choses en ce sens, en laissant la décision ouverte. »
9 mai 1985. Réunion interministérielle au cabinet du Premier ministre. Elle est présidée par François Gros, conseiller scientifique de Laurent Fabius et ancien directeur de l'Institut Pasteur. Faut-il, oui ou non, instaurer le dépistage obligatoire pour tous les dons du sang? Chargé de défendre les intérêts de la santé publique, Claude Weisselberg, conseiller d'Edmond Hervé, tient des propos pour le moins surprenants: «Les cas de sida transfusionnel sont somme toute assez rares. La généralisation du test n'aurait aucun effet de freinage sur la maladie, puisque seulement quelques cas seront évités.» Il ne fait que reprendre la note écrite par Jean-Baptiste Brunet pour préparer la réunion du 9 mai. Le jeune épidémiologiste a changé d'avis; en mars il alertait les transfuseurs. En mai, il écrit dans cette note: «Le risque lié à la transfusion apparaît très faible. Le dépistage des donneurs ne peut jouer qu'un rôle négligeable dans la réduction de cette diffusion. »
La question du dépistage systématique parvient lentement à recueillir un consensus chez les experts et dans l’administration. Le secrétariat d’Etat est de l’avis des experts alors que le ministère des Affaires Sociales craint le coût financier de cette mesure. Le Premier ministre tranche en faveur du dépistage systématique, et du fait de son poids politique fait prendre conscience au pays de l’urgence de la situation. Un compromis est trouvé entre les ministères concernés : le surcoût du dépistage sera financé en augmentant le prix de cession des produits sanguins. Une part du marché français est garantie à Diagnostic Pasteur.
14 juin 1985, les quotidiens posent clairement le problème: «Etat d'urgence: les dossiers des tests sont sur le bureau du ministre de la Santé, qu'attend-on pour les mettre sur le marché ? » Le docteur Jacques Leibowitch et le Dr François Pinon, patron du centre de transfusion de Cochin, ont alerté la presse: chaque semaine, une cinquantaine de personnes sont contaminées à Paris, de 100 à 200 personnes dans toute la France. Réponse officielle: les dossiers des tests ne sont pas encore complètement évalués et la fiabilité de ces derniers n'est pas entièrement établie. Les experts ont au contraire conclu à une fiabilité amplement suffisante pour pratiquer le dépistage systématique dans les banques de sang. Dépistage, qu'ils préconisent. Ces recommandations ne sont pas rendues publiques. Les journalistes naviguent à vue entre des informations partielles et contradictoires, des malades désespérés, des responsables médicaux et ministériels impérieux.
19 juin 1985, Laurent Fabius annonce à l'Assemblée nationale le dépistage obligatoire sur tous les dons du sang «pour enrayer un fléau qui s'étend. » Il dit prendre cette décision «pour éviter que plusieurs centaines de personnes chaque année développent un sida. » Sans en préciser la date d'application. Dans la foulée, le test Pasteur est mis sur le marché. Les laboratoires américains devront attendre.
Le dépistage des donneurs de sang devient obligatoire. Malgré tout, rien n’est indiqué sur l’utilisation du stock de sang déjà récolté. Alors qu’il est connu depuis 1984 que le chauffage d’extraits du plasma permet d’inactiver le virus, le stock de sang non chauffé continue d’être donné aux hémophiles.
Le 3 juillet 1985, Bahman Habibi, directeur scientifique du CNTS, signe une note précisant que pour les séropositifs VIH « les concentrés non chauffés doivent être utilisés jusqu'à l'épuisement des stocks. »
En juillet 1985, le ministère de la Santé décrète qu'à partir d'octobre les produits sanguins non chauffés ne seront plus remboursés, ce qui incite à consommer les anciens stocks. Les stocks contaminés ont été distribués jusqu'en février 1986.
1er août 1985, le dépistage obligatoire des dons du sang entre en vigueur. Le 23 juillet, les tests américains ont reçu l’autorisation de mise sur le marché. Certains transfuseurs ne vérifient pas leur stock de poches de sang. Quelques contaminations s'ajoutent aux milliers d'autres provoquées par la fatalité, l'incurie, l'abstention délibérée. Bilan de la transfusion sanguine française entre 1982 et 1985: de 6 000 à 8 000 transfusés infectés. Parmi eux, combien l'ont-ils été pendant la période où la mise en place du dépistage est retardée? Interrogé par un juriste du ministère de la Santé, chargé par Claude Evin, en 1989, de faire la lumière sur cette «affaire du sang», J-B Brunet répond en citant trois conseillers ministériels: «Deux mois de retard: de 400 à 500 morts sur la conscience. »
L'utilisation par les hémophiles de produits sanguins chauffés, débarrassés du virus du sida, paraissait indispensable dès le printemps. Malgré cela les stocks de produits non chauffés, d'une valeur de 34 millions de francs, ont été laissés en circulation et remboursés jusqu'au 1er octobre 1985. Destinés aux hémophiles séropositifs, ils ont pu entraîner une sur-contamination fatale. Le CNTS et les autres centres de transfusion sanguine ne pouvant fournir des produits chauffés en quantité suffisante, ont décidé de réserver les produits chauffés en priorité aux hémophiles et transfusés séronégatifs et de continuer à distribuer les produits sanguins disponibles, donc contaminés, aux demandeurs séropositifs.
Deux circonstances ont joué contre une prise de décision rapide en faveur de la solution d’un chauffage des produits sanguins : Le dogme de l’autosuffisance nationale et les autorités se méfiaient du sang en provenance de l’étranger. Les hémophiles ont eu recours massivement à des facteurs concentrés obtenus par la technique du ‘‘pool-age’‘, technique qui s’avèrera multiplier les risques de contamination – plusieurs donneurs par lot.
Certains pensent que la solution de l’importation des produits sanguins n’aurait pas dû être écartée si facilement.
Le 17 novembre 1989, Jean-Paul Jean, magistrat, écrit dans une note: « Le débat [...] est en train de monter dangereusement [...]. Michel Garetta insiste beaucoup pour que le ministère prenne une position officielle sur ce qui s'est passé en 1985 pour éviter d'être seul à être exposé. Il menace implicitement de mettre en cause le ministère s'il n'est pas soutenu. Il est vrai qu'il y a eu à l'époque des choix politiques discutables entre mars et octobre 1985 (refus d'importer massivement les produits chauffés et de détruire les stocks, retard sur la mise en place pour favoriser le test Pasteur) » Il écrit aussi: « Je pense qu'il vaut mieux pour l'instant que ce soit les sommités médicales qui parlent sur le sujet [...]. Le ministre, lui, pourrait plutôt dire: « Les experts [...] pensent qu'il était impossible à l'époque d'éviter ces contaminations. » »
Le 3 juin 1991, le docteur Michel Garetta est acculé à la démission de la direction du CNTS, il reçoit deux millions de francs d'indemnités, prévus au terme de son contrat.
Un premier plan d'indemnisation des victimes a été arrêté en 1989. Le dispositif comprenait deux volets : une indemnisation par l'Etat versée immédiatement, d'un montant de 30 000 à 170 000 francs, et une indemnisation de 100 000 francs, versée par les assurances à chaque victime renonçant à des poursuites judiciaires. En 1990, un millier d'hémophiles contaminés avaient choisi cette procédure. Face aux développements de l'affaire et à la mise en cause directe des dirigeants du CNTS dans la contamination des hémophiles et transfusés, le gouvernement a fait adopter, fin 1991, une loi d'indemnisation qui prévoit des sommes allants de 500 000 à 2 millions de francs. Il a également délié les plaignants de leur engagement, leur permettant finalement de se constituer partie civile devant les tribunaux.
Le 31 mars 1992, la Cour européenne des droits de l'homme condamne la France pour la lenteur des juridictions administratives à indemniser un hémophile contaminé en 1984 et décédé.
Des contrôles sont effectués par l’inspection générale des affaires sociales dépendant du ministère du même nom, avec à sa tête un nouveau ministre, qui tendent à accréditer deux idées : au dernier trimestre 1984, les médecins savaient tout ce qu’il fallait savoir sur le Sida. Et, le dossier du test Abbott aurait été mis en attente pour des raisons commerciales et économiques.
Au premier procès, la qualification judiciaire retenue sera celle de « tromperie sur les qualités substantielles d’une marchandise » qui relève du Droit pénal spécial. Le procès donne lieu à une condamnation de plusieurs responsables du CNTS.
En 1992, le docteur Garetta, ex-directeur du CNTS, est condamné à 4 ans de prison ferme et cinq cent mille francs de d’amende, le docteur Alain à 4 ans de prison dont deux avec sursis, les docteurs Netter et Roux à des peines de prison avec sursis. L’accusation est accablante : des produits sains étaient disponibles sur le marché international et les hémophiles ont été intentionnellement trompés, afin d’écouler les stocks nationaux contaminés.
Le docteur Garetta effectuera une peine de trois ans de prison.
Les parties civiles estiment les peines trop légères. Les condamnés estiment payer pour tout le monde. En dehors des docteurs Leibowitch et Pinon, la communauté médicale s’émeut des verdicts. Craignant pour son aura, son pouvoir et sa respectabilité, elle conteste le bien-fondé de ce procès et fait preuve de solidarité envers ses membres mis en cause.
Suite aux procès en appel, la cour de cassation laisse la porte ouverte à une nouvelle qualification celle « d’empoisonnement. » Ce qui permet de lancer de nouvelles poursuites envers les mêmes accusés, déjà condamnés.